Nous pouvons encore éviter la trumpisation de la France
Faire barrage à l’extrême droite, c’est éviter que les Lumières s’éteignent. Il est l’heure de rassembler ceux qui défendent un projet commun qui combat à la fois injustices et privilèges. L’opinion de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités. Extrait du quotidien Libération.
Publié le 28 mars 2025
https://www.inegalites.fr/Nous-pouvons-encore-eviter-la-trumpisation-de-la-France - Reproduction interditeLes premiers mois de gouvernement de Trump II provoquent la sidération dans de nombreux milieux. La prise du pouvoir par l’extrême droite dans les plus grandes démocraties du monde est possible. Avec les mêmes conséquences : la mise en cause de la liberté d’expression, des droits des minorités, de la science. Mais l’histoire n’est jamais écrite d’avance. Nous pouvons éviter qu’en 2027 les Lumières s’éteignent en France.
Pour cela, les partis de droite comme de gauche doivent d’abord arrêter de prendre comme argent comptant la thèse selon laquelle la xénophobie serait le déterminant essentiel du vote RN. En évoquant le « sentiment de submersion » lié à la présence des étrangers sur notre sol, François Bayrou utilise une rhétorique xénophobe pour tenter de récupérer les suffrages de l’extrême droite. Abandonnant ses valeurs, il se fait « ingénieur du chaos », selon l’expression du politologue italien Giuliano Da Empoli (éd. Lattès, 2019). On peut prédire le résultat de ce comportement. Après l’absorption d’une grande partie des électeurs républicains, ce qui reste de la droite et du centre sera digéré par le RN.
Toute une partie de la gauche considère aussi que le racisme est le ressort essentiel du vote (voir Sébastien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, le Seuil, 2024). Elle suit les enseignements de la note du think tank Terra Nova (« Gauche, quelle majorité électorale pour 2012 », mai 2011) : « L’électorat ouvrier a basculé vers la droite parce qu’il privilégie désormais les enjeux culturels portés par la droite et plus encore l’extrême droite. » Un coup gagnant pour Marine Le Pen. Si c’est le cas, il ne reste plus qu’à la rallier ou à traiter de racistes 13 millions de Français et 41 % de la population (le résultat du premier tour de 2022). Ce qui ne fait que les renforcer dans leurs positions.
Racistes ? Comment se fait-il que l’extrême droite progresse, alors que la part des Français qui se disent « un peu » ou « plutôt » racistes a diminué de 27 % à 19 % en vingt ans, selon la Commission nationale consultative des Droits de l’homme ? Que celle de ceux qui répondent « tout à fait d’accord » quand on leur demande s’il y a « trop d’immigrés » a chuté de 27 % à 17 % au cours de la même période. À la question « quelles sont vos principales craintes pour la société française ? » 5,5 % des ouvriers répondent en premier « l’immigration », contre 11,9 % pour « le niveau de vie ».
Personne ne nie le racisme d’une partie de la population. C’est autre chose que d’en faire le facteur décisif des scrutins. Depuis la fin des années 1990, les inégalités de niveau de vie augmentent. La baisse du chômage masque la hausse de la précarité du travail qui obscurcit les horizons de vie. Pour des millions de Français et de Françaises, le travail ne paie plus ou pas assez pour vivre dignement dans une société d’hyperconsommation. Notre système éducatif prône l’égalité des chances, mais humilie ceux qui échouent massivement issus de milieux modestes. Depuis plus de vingt ans, les rapports consécutifs de l’Observatoire des inégalités ont sonné l’alerte et ont démontré la persistance des distinctions de classe débouchant sur d’énormes tensions sociales et politiques.
Eviter la trumpisation implique que les partis disposent d’une offre qui réponde aux attentes des classes populaires et moyennes. Comment ne pas être consterné en découvrant que les mots « inégalité » et « précarité » ne figurent pas dans le programme de ce front dit « populaire » ? Que les questions de pauvreté et de travail n’y soient traitées que de manière superficielle ? Une grande partie de la bourgeoisie intellectuelle française méprise ceux qui regardent la télévision, font leurs courses dans les centres commerciaux, aiment leur voiture et les joies du barbecue l’été. Et n’ont aucune envie de mettre fin au capitalisme.
Résultat, au premier tour des dernières législatives, selon l’Ifop, 26 % des employés et 23 % des ouvriers ont voté pour le Nouveau Front populaire, 13 % et 11 % pour la majorité présidentielle. Mais 44 % et 51 % pour le Rassemblement national. La gauche et le centre représentent désormais les formes modernes de la bourgeoisie, aisée et diplômée. Logique, puisqu’ils ont suivi les enseignements de Terra Nova et parlent à la « France de demain », avec son visage « plus jeune, plus féminin, plus divers, plus diplômé, plus urbain ».
On peut parler au peuple sans « xénophobisme » et sans renoncer non plus à ses valeurs. Pour cela, il faut redonner un horizon autour d’un projet qui rassemble. À l’opposé d’une imaginaire convergence de luttes identitaires. Il faut montrer que l’on combat toutes les injustices, tous les privilèges sans exception, en particulier à l’école. Que notre modèle peut défendre à la fois la sécurité au quotidien, la Sécurité sociale (face à la maladie et la vieillesse notamment) et la sécurité du travail. Qu’il faut prendre d’urgence des mesures écologiques courageuses pour préserver notre avenir. Que l’on peut intégrer celles et ceux qui se réfugient sur notre sol dans le respect de la laïcité sans mettre en péril notre modèle social. Que les propositions du RN pour les plus modestes ne sont qu’un miroir aux alouettes.
Plutôt que de vociférer et d’attiser les haines sur les réseaux sociaux, il est l’heure de rassembler toutes celles et ceux qui croient au pouvoir de la démocratie contre les régimes autoritaires. Ce ne sera possible que si ceux de la droite et du centre qui ne souhaitent pas sacrifier leurs valeurs et éviter le suicide politique réagissent vite et fort. S’ils persistent, ils resteront dans l’histoire de France comme responsables de l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir et du chaos qui suivrait.
Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités est notamment l’auteur de : Encore plus ! Enquête sur ces privilégiés qui n’en n’ont jamais assez, Plon, 2021.
Ce texte est paru dans le quotidien Libération, le 18 mars 2025. Lire l’article.
Photo / © Stefano Ghezzi / Unsplash
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