Analyse

Comment nos vêtements reflètent nos appartenances sociales

Pourquoi aimons-nous tel vêtement, plutôt que tel autre ? Entre conformisme et stratégies de distinction, nos goûts reflètent nos appartenances sociales, souvent sans que nous en ayons conscience. Lucie Bargel et Muriel Darmon, sociologues, en décryptent les évolutions.

Publié le 8 mai 2025

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Modes de vie Catégories sociales Âges Femmes et hommes Consommation

Êtes-vous plutôt pull col rond ou hoodie ? Jupe longue, pantalon fitté ou crop top ? Ou plutôt du genre à ne pas accorder d’importance à votre tenue et à vous habiller avec « ce qui vous tombe sous la main », ou toujours de la même façon ? Bref, quelles sont vos pratiques vestimentaires ?

«  Les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas ». Quand on s’habille le matin, le choix de nos vêtements semble relever de notre libre arbitre. On porte ce qu’on aime, ce que l’on trouve « tendance », on y voit une manière d’exprimer notre personnalité. Ou alors, on pense que ce choix ne s’explique que par des raisons économiques qui feraient que les riches s’habillent « bien » et « avec des marques », « mieux » que les pauvres en tout cas.

La réalité est plus compliquée. Les enquêtes sociologiques sur les pratiques vestimentaires remettent en cause ces idées largement répandues. Elles nous montrent à quel point la société dans laquelle on vit nous modèle, y compris dans ces actes apparemment anodins, et comment notre position sociale a un effet déterminant sur nos pratiques et notre « style de vie » qui dépasse la simple contrainte matérielle et tient aussi au modelage de nos goûts et nos dégoûts.

Le vêtement classe

Dès les années 1970, de grandes enquêtes mettent en lumière le lien entre la position sociale et les consommations de vêtements, et comment les revenus et les professions jouent sur les garde-robes. L’ouvrage de Pierre Bourdieu paru en 1989, La Distinction, analyse par exemple l’inversion du rapport entre la part du budget accordée à la nourriture et celle consacrée aux vêtements entre les classes populaires – qui consacrent une part plus importante de leur budget à l’alimentation – et les classes moyennes – pour qui c’est au contraire le poste vestimentaire qui prend le dessus. Ces écarts de budget « vêtements » y sont expliqués par le fait que les individus anticipent d’autant plus que « bien s’habiller » soit rentable sur un plan professionnel, au fur et à mesure que l’on monte dans la hiérarchie sociale.

Ces analyses fondatrices montrent aussi que ces différences selon la position sociale ne sont pas seulement fonction des écarts de revenus ou des positions hiérarchiques dans le monde du travail. En effet, pour un revenu équivalent, les ouvriers dépensent plus que les employés pour l’alimentation et moins pour les vêtements. Ils achètent des vêtements différents, plus pratiques à porter, et moins choisis pour rechercher une « respectabilité » comme les manteaux ou les vestes. Au sein des classes supérieures aussi, les pratiques ne sont pas les mêmes. Les professions intellectuelles supérieures (diplômées) ont des dépenses de représentation limitées, les industriels et gros commerçants plutôt moyennes, tandis que les professions libérales ont des dépenses vestimentaires qui dépassent de loin celles de toutes les autres fractions de classe.

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La contrainte économique ne suffit pas à expliquer les consommations vestimentaires, qui reposent aussi sur des goûts influencés par la société et qui distinguent entre elles non seulement des classes sociales, mais aussi, à l’intérieur, des fractions de classe. Une position sociale, ce n’est donc pas que du revenu, ce n’est pas qu’une position dans la hiérarchie du travail, ce sont des styles vestimentaires qui représentent autant de styles de vie.

Cette dernière notion est un outil vraiment utile pour comprendre comment on s’habille selon les milieux sociaux et la façon dont les vêtements engagent des enjeux de distinction. Ces enjeux mêlent des stratégies conscientes pour se différencier des autres, et des goûts et dégoûts qui se forment depuis la petite enfance et sont parfois tout à fait inconscients. On le perçoit souvent plus facilement à travers des vêtements qui nous « dégoûtent », que l’on déteste, que l’on ne porterait jamais (un crop top ou un serre-tête, un pantalon baggy ou une veste de costume, du noir ou une couleur camel…).

Dans de nombreux cas, les membres des catégories diplômées portent des vêtements moins visiblement soignés que ceux des autres groupes sociaux

De plus, l’appartenance sociale joue sur l’importance accordée à sa tenue vestimentaire et au soin affiché. Les parents des classes supérieures cultivées sont ceux qui rechignent le moins à faire porter à leurs enfants des habits déchirés ou usés, comme le montre la sociologue Martine Court [1]. Dans de nombreux cas, les membres des catégories diplômées portent des vêtements moins visiblement soignés que ceux des autres groupes sociaux, voire affichent ostensiblement un moindre investissement dans leur apparence, ce qui peut être condamné par les membres des classes populaires.

Pour comprendre les pratiques vestimentaires en termes de position sociale, il faut donc prendre en compte les styles de vie de manière fine. S’habiller, c’est une manière de s’identifier à un groupe, de montrer qu’on y appartient. Mais aussi de se distinguer des autres, en portant des habits différents.

L’effet conjugué de la classe et du genre

Les pratiques vestimentaires dépendent bien sûr aussi du genre. Les pièces et les couleurs portées sont différentes selon le sexe. Les femmes accordent en moyenne plus d’importance à leur tenue que les hommes, dépensent plus d’argent en vêtements, et les attentes à leur égard en la matière sont plus élevées, tout comme les sanctions en cas de non-respect des normes vestimentaires.

Pourtant, historiquement, les tenues ont longtemps été les mêmes pour les deux sexes. Jusqu’au XIVe siècle en Europe, hommes et femmes portent une robe longue de couleur foncée. À partir du milieu du XIVe, la concurrence entre groupes sociaux se traduit dans la quantité et la flamboyance des accessoires vestimentaires masculins. Leur couleur rose est alors un marqueur de pouvoir, prisé par le roi Henri IV.

La Révolution française consacre en même temps l’égalité formelle entre les hommes et la différence entre les sexes. Elle supprime toutes les interdictions de porter certains vêtements réservés à un corps de métier ou un rang de noblesse. Les tenues doivent en revanche être adaptées au sexe : l’interdiction du pantalon marque l’exclusion des femmes de la sphère citoyenne, comme l’a montré l’historienne Christine Bard [2]. La distinction entre groupes sociaux passe désormais par les tenues des femmes, conçues comme un reflet du statut social de leur père ou de leur mari.

Le genre et la classe sociale se combinent pour modeler les pratiques vestimentaires, ce que les sociologues appellent « l’intersectionnalité ». Ainsi, les différences de classe sont plus marquées pour les vêtements masculins que pour les vêtements féminins : dans les années 1960, des femmes de milieux très différents pouvaient porter des jupes et des vestes assez semblables. Réciproquement, l’écart entre tenues masculines et féminines varie selon les classes sociales.

Pour les adolescents et les adolescentes aussi, les pratiques vestimentaires se différencient selon le genre et la classe sociale. Les jeunes issus des classes populaires renforcent le marquage de la différence des sexes par leur style vestimentaire et dévalorisent par exemple le manque de virilité des garçons « skaters » aux cheveux longs. Ceux et celles des classes moyennes et supérieures se moquent des féminités accentuées et de la futilité des filles qui en font « trop », « qui se maquillent comme des pots de peinture » [3].

Pendant longtemps, le côté prétentieux en matière vestimentaire, perçu comme à la fois féminin et bourgeois, a constitué un double interdit pour les hommes des classes populaires. Ce refus des contraintes et des conventions en matière vestimentaire se retrouve chez les « loubards » des années 1980 avec leur style qui mêle jeans, perfectos et santiags (jeans plutôt que pantalons, blousons plutôt que vestons, baskets ou bottes plutôt que chaussures de ville). Ils s’opposent en cela à d’autres jeunes hommes plus attentifs à leur apparence, d’un côté le « genre rupin » (bourge) et de l’autre le « genre intello » [4].

Aujourd’hui, les jeunes de classes populaires qui provoquent une réprobation équivalente de la part des parents des classes moyennes et supérieures, et d’une partie de leurs pairs, sont des « racailles », habillées « à l’américaine », inspirées par le rap : jeans ou pantalons baggy, associés à des t-shirts ou à des sweats très larges, casquettes, capuches. Désormais, ce sont plutôt les jeunes hommes ruraux qui revendiquent le fait de ne pas se soucier de leur tenue. Quant à eux, les jeunes hommes bourgeois s’approprient cette apparence de « racaille » comme une preuve de virilité [5].

Notre tenue vestimentaire, nos choix et nos goûts individuels en matière de vêtements, et le fait même de s’y intéresser ou pas, sont déterminés par notre position de classe et de genre. Qui nous sommes socialement — c’est-à-dire qui nous sommes devenus suite aux processus de socialisation qui nous ont construits depuis notre enfance — explique comment nous nous habillons, à qui nous ressemblons, et de qui nous nous différencions.

Lucie Bargel et Muriel Darmon
Elles ont co-dirigé l’ouvrage Les habits du social, paru aux PUF en février 2025.

Photo / © Golero


[1Martine Court, « L’habillement pendant l’enfance : des distinctions de classe précoces », in Les habits du Social, PUF, février 2025.

[2Une histoire politique du pantalon, le Seuil, 2010.

[3Aurélia Mardon, « Sociabilités et travail de l’apparence au collège », Ethnologie française, vol. 40, n° 1, 2010, p. 39-48.

[4Claude Fossé-Poliak et Gérard Mauger, « Les loubards », Actes de la recherche en sciences sociales, 1983, n° 50, p. 49 68.

[5Isabelle Clair, « “La racaille”, a performed figure in French contemporary youth », Ethnography, 2021, Online first.

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Date de première rédaction le 8 mai 2025.
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